Un rat de bibliothèque, ça sait écrire ? [Libre]

En fin de semaine, il n'était pas surprenant de voir Raivis assis à l'accueil de la petite bibliothèque du Quartier Est. Celle du quartier Ouest, proche des établissements scolaires, bénéficiait de plus d'ouvrages et d'une section multimédia, ce qui la rendait apprécié des jeunes. Mais le garçon aimait bien l'ambiance reservée et un peu viellote de cette bibliothèque ci, et de toute manière les transports en commun étaient trop couteux pour qu'il se permette de le prendre en dehors d'un eventuel retard pour les cours, il lui fallait pouvoir venir à pied.

Sa présence dans les lieux était fréquente, interrompue uniquement par la maladie ou, à son grand dam, durant certaines périodes de vacances scolaires où ils étaient fermés. C'était sa seconde maison, à l'inverse du logement qu'il partageait avec son cousin, trop petit, trop étouffant, trop... trop visité par Mr. Braginsky. Il était un peu gêné par cela, mais le russe était beaucoup trop imposant à son goût. Imposant et effrayant. Et puis... pour autant qu'il appréciait son cousin, il... ils n'étaient ni plus ni moins que des inconnus, au final. Raivis ne savait pas vraiment en quoi consistait son travail d'instituteur, pas plus qu'il ne parlait de sa propre vie de lycéen. Quant aux affaires de familles... Ils mentionnaient peu ce genre de choses. Non, en vérité, ils mentionnaient peu de choses en général.

...Surtout lui. En vérité, c'était de sa faute. Toris l'avait accueilli sans broncher, avait cherché à le faire se sentir chez lui, et lui... Raivis était un intru. Il n'avait pas voulu s'ouvrir. Peu importe où il est, au final, il ne commettera que des maladresses... Il faudra qu'il s'excuse en rentrant.

Pour éviter de se faire ronger par des idées sombres, le garçon recommença à lire ce qu'il avait écrit. Il y avait bien peu de monde à passer, et encore moins à réclamer de l'aide, Raivis était donc libre d'écrire. Il aurait pu faire ses devoirs, mais il pretextait que son sac de cours était trop encombrant -la bonne excuse, il ne tennait juste pas à y penser plus que nécessaire. C'était pénible, et puis il ne faisait aucun progrès sur ses textes.

Le prince s'interposa entre le baron et Rita, alors que cette dernière posait un pied en arrière. La paysanne était choquée. Si Sire Vany se rendait compte de son identité, qui sait à quelles mauvaises intentions utiliserait-il leurs rencontres interdites ? Non, le pire était si Edd ne serait pas identifié, et se faisait abattre sur place. Elle ne pouvait

C'était terrible. L'action se passait trop vite. Et ce n'était pas dans le style de prince Edd de s'imposer comme cela pour une paysanne qu'il connait aussi peu. Non, en premier lieu, le baron Vany passait pour une brute épaisse, sans la subtilité de caractère qu'il est sensé avoir. Il lui fallait revoir la scène entièrement. Il avait besoin d'inspiration.

Alors qu'il bataillait avec le texte, Raivis sentit sur lui un regard peser et leva les yeux.

Les lieux l'intéressaient, depuis quelques temps. Pas la bibliothèque en elle-même, hein. Ça, il s'en, tapait. Mais ce qu'il y avait en dessous, en revanche.... Ça, oui., ça avait toute son attention. Le terrain était enclavé dans un quartier comportant beaucoup d'habitations, avec du passage. Il y avait certainement bien mieux à y faire qu'y laisser végéter une petite bibliothèque si peu fréquentée.

Ce jour-là, une brève visite lui avait permis de réaliser, quasi d'entrée, qu'il y avait certes du potentiel, mais peu d'espace, en tous cas, pas assez pour quelque chose de très exigeant comme, disons, un centre commercial, non, non. Mais si tous les murs tombaient, alors là... Ah ! oui. Que n'y avait-il pensé avant. En plein milieu d'un quartier d'habitations. N'importe quelle société privée de parkings payants serait enchantée de pouvoir y installer une structure, non ? Si.

Ivan passa sa main sur l'un des murs du fond de la bibliothèque, et fit demi-tour pour se diriger vers la sortie, dans le silence opaque des lieux. Cette bibliothèque ne servait à rien, quand plus loin dans la ville, il y en avait d'autres, bien mieux équipées. Quant à savoir si des petits bouchons auraient bien du mal à s'y rendre, ce n'était clairement pas son problème. Il est pas assistant social. Ce genre de considération ne lui passa même pas par la tête, qui était sûrtout encombrée, présentement, de considérations extrêmement terre-à-terre : la bibliothèque n'était vraiment ni à la pointe de la technologie, et là, la peinture s'écaillait, ils devaient probablement manquer de financement, alors il serait facile de...

Lesdites considérations se dissipèrent lorsque son regard tomba sur une petite silhouette toute frêle, qui, malgré le peu d'affluence, serait aisément passée inaperçu tant elle était silencieuse et discrète ; mais le russe voyait tout. Il dévia de sa route directe vers la sortie, pour s'approcher de lui, avec une vraie discrétion, malgré sa masse terriblement imposante. Comme il était sage, et concentré, le petit bonhomme, sous son casque soyeux de bouclettes souples ! L'application immersive dont celui-ci faisait preuve, agrippé à son stylo, lui arracha un sourire, et il s'arrêta à proximité de la table sur laquelle il avait élu domicile, pour observer le tableau. Pas longtemps, ceci dit. Comme un petit animal sauvage, les deux grands yeux se relevèrent sitôt que leur propriétaire aie ressenti une intrusion. Alors, dès que son regard croisa le sien, son sourire s'accentua, et il se pencha légèrement vers lui pour lui parler, d'une voix basse qui égratigna à peine le silence des lieux, d'un ton pétri d'un miel épais susceptible d'engluer quiconque s'y risquerait.


"Mon petit Rrraivis est bien concentrrré... da ?"


Il n'attendit guère pour approcher encore davantage sa personne, et attraper une chaise pour prendre place à côté de lui, non sans prendre le temps d'ébourriffer impitoyablement les boucles blondes d'un geste impérieusement affectueux, et ajouta :


"... et aussi bien sérrrieux en faisant... quoi ? ses devoirrrs ? ♥ "


Tu veux de l'aide, peut-être ? ♥♥♥

La voix sucrée dégoulinait de la bouche du russe jusqu'aux oreilles du pauvre letton en lui arrachant des frissons, l'équivalent auditif de la mélasse froide renversée sur la nuque de quelqu'un. Beaucoup trouvaient certainement que le russe faisait peur rien qu'à sa carrure, et Raivis ne les aurait pas contredit, mais sa voix où se mélangeait un ton aux allures de confiture empoisonnée et un accent roccailleux était une épreuve pénible bien différente. Ou peut-être était ce Raivis qui n'y mettait pas du sien, mais il avait les oreilles sensibles et n'avait pas l'anglais en langue maternel, il avait des excuses.

C'est fort dommage, d'ailleurs, parce que d'après Toris, Mr. Braginsky était une personne très aimable si l'on passait outre son aura frigorifique et ses intentions cachées plus que douteuses. On pourrait certes argumenter que Toris voyait le bien partout, mais dans l'esprit somme toute naif de Raivis, son cousin avait la science humaine infuse -les sciences tout court, c'était Eduard, mais il ne lui admettrait pas en face, son ego gonflerait trop- et cela concordait avec les livres remplis d'ogres au coeur tendre.

...Non pas qu'Ivan était un ogre mangeur d'enfants. Raivis a dit cela, vraiment ? Vous devez avoir mal entendu.

« Bon… Bonjour Monsieur… Braginsky... »

Toujours être poli avec le propriétaire de l'endroit où l'on logeait, c'était une leçon qu'il avait fallu lui apprendre. Toris avait insisté dessus, et on ne négocie pas avec sa famille. Ce serait terrible qu'ils se fassent expulser sans même une bouteille de vodka en cadeau. Surtout qu'à force de se faire arracher des cheveux par ébourrifement intempestif, il aurait froid à la tête s'il devait passer les nuits dehors.

« Mes… ? »

Raivis songea un instant à mentir. Il ne voulait pas avoir à expliquer ce qu'il écrivait, sentir que son histoire était ridicule alors qu'il la racontait dans les grandes lignes, et recontrer un regard ennuyé ou attristé pour lui. Mais Ivan, c'est comme le père Noël, non seulement il rentre dans les maisons sans permission, mais il sait toujours si l'on a été sage. Et il n'aimerait pas savoir ce qu'il se passerait s'il n'était pas sage.

« N… Non… Je… J'écris un texte... »

Des fois que son bout de papier ressemblerait à une liste de course, voyez-vous.

« Mais… Et… Et vous ? Que… Que faites vous ici ? »

Si la question avait l'avantage de détourner le sujet, le garçon était réellement intrigué. Le russe, dans son esprit, était quelqu'un de possessif, qui préfererait certainement avoir son propre exemplaire à la maison, de préférence en plusieurs éditions différentes. Pourquoi venir en bibliothèque si ce n'est pas pour emprunter ou lire sur place ? Des conseils, il pourrait en avoir en librairie. A moins que… Raivis cligna des yeux à l'hypothèse. A moins que Mr.Braginsky avait des lectures innavouables qu'il ne voulait pas que sa famille découvre. Mais, dans une petite bibliothèque comme celle ci, le genre de lectures innavouable que l'on pouvait trouver…Les aventures de Tichou le lapin et ses amis ? Même s'il était très mignon, cela restait un livre illustré pour enfants.